Les prénoms, lieux et dates de ce récit ont été rigoureusement modifiés par l’auteur afin que l’anonymat et l’intimité des personnes évoquées ainsi que de leurs familles soient garantis et respectés.
Pour Enguerran, lys des charmes de ma vie
Pour Olivia
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Versailles. L’antre, le chantre du bon goût. La chambre d’une histoire fantasmagorique et l’antichambre de malheurs restés secrets, de ces secrets qui, avec un luxe de précautions, sont enchâssés au revers de lourdes portes de chêne massif fermées à double ou triple tour. Versailles et son château. Versailles et son bâtisseur tout de soleil et d’absolutisme qui, à l’égal d’un metteur en scène, et avec la magie des génies, constitua le décor de son ambition dévorante, de la conception qu’il se fit de la monarchie et de la suprématie de son pouvoir, mais aussi la toile de fond de ses antagonismes. L’Histoire éclipse les histoires. Le soleil ne saurait composer avec les étoiles. A l’ombre des façades à l’ordonnance néoclassique qui abritèrent bien des destins exceptionnels, ceux de personnages colorés dont le patronyme à tiroirs fleure bon l’esprit chevaleresque des siècles passés, les existences feutrées et confidentielles n’ont assurément pas l’éclat de celles que les hagiographes prirent plaisir à narrer. Leur attrait est ailleurs. Il réside dans les dépassements, les épreuves qui se trament au fil des événements, de leur imprévisibilité, de leur soudaineté parfois, les arrangements qui se jouent pour les affronter au mieux, les domestiquer lorsqu’il n’est guère possible de les chasser de nos pensées perméables et sensibles. Toute existence, qu’elle soit portée par la lumière et la foi d’une ambition personnelle ou qu’elle demeure plus modestement conduite par la nécessité de la subsistance, comporte les mêmes ressorts. Ingénue et charmante, faussement forte, la jeunesse s’illusionne. Faussement fragile, la maturité s’angoisse, se désole en songeant aux années d’insouciance qui ne sont plus. La vieillesse, apaisée et confiante, s’attendrit des préoccupations des générations qui ne l’ont pas encore enterrée. Universalité des âges de la vie. Egalité sur le front des tempêtes et accalmies qui la ponctuent. Pour tous, et partout, l’existence est autant une joie qu’une affliction. A la lumière d’une journée vernissée d’un soleil en majesté, succède l’opacité du sommeil habillé de noirs oripeaux.
Le temps d’un jour de bonheur, de quelques semaines, d’une année peut-être, Clodie se sentit reine. Reine de beauté. Reine de charme d’un non moins beau pays, la Bretagne, terreau de ses racines familiales, à la fois paternelles et maternelles, terre de légendes qu’elle ne foula que trois fois, l’une pour embrasser sa grand-mère, qu’elle ne connaissait pas, la seconde son cercueil, la dernière quelques-uns de ses admirateurs qui, en l’année 1954, lui décernèrent, à l’étude de photographies envoyées par ses parents au comité du célèbre concours, le titre de
« Miss Bretagne ».
La missive était parvenue un soir de novembre, dans la vespérale fraîcheur de l’automne qui, bientôt, ne serait plus. Placée en évidence par Maria sur le petit bureau de bois clair de sa fille, elle attendait le retour de Clodie pour être ouverte, lue avec attention ou plus certainement survolée – les premiers mots suffiraient à générer l’enthousiasme, l’excitation, l’ivresse de la jeune fille qui s’empresserait, avant même de s’attarder sur les politesses finales et convenues, de révéler à sa mère et à son frère Bernard, qui bibeloterait sans nul doute quelque objet dans l’atelier paternel, que la Bretagne de son imagination foisonnante et de ses évasions nocturnes avait élu une reine, le lys de toutes les rosières de France pourvues d’un nom celtique ou gaélique.
Elle, Clodie.
Clodie était belle. D’une beauté tout de ronds développements, charnus et rassurants. L’injonction de la maigreur, le « filiformisme » mis en exergue et en art par Giacometti, ou talentueusement tricoté par Yves Saint-Laurent, n’était pas encore la règle en ces années d’après-guerre. Depuis toujours, longtemps à tout le moins, l’on aimait rien tant que les enveloppements d’une femme, ses circonvolutions dans lesquelles se lover. L’enfant de ses œuvres autant que l’homme de la manœuvre. Symbole de santé et de maternité, l’embonpoint de la femme, son apparence épousait, en le résumant, le rôle de mère et de compagne qui lui était dévolu dans la société. Une toile de Tamara de Lempicka, artiste emblématique des années folles ayant magnifié, avec excès parfois, les voluptés féminines, me fait irrésistiblement penser à Clodie. Elle est intitulée Le rêve et fut exécutée en 1927. Les mêmes rondeurs, la même noirceur capillaire, les mêmes yeux charbonneux, vitreux. La posture, enfin, tout aussi alanguie, doucereuse et mystérieuse. Nul doute que les photos adressées par Maria et Marcel impressionnèrent les membres du comité qui virent en Clodie la nouvelle Eve, la personnification du charme et de la sensualité, celle, réconfortante et moirée, de la féminité française. Aujourd’hui, les rondeurs de Clodie, passées de mode, passeraient pour inconvenantes. La mode se veut empreinte de morale qui la réduit à une convention. Froide, dénuée d’artifice et de singularité. Comme irréelle.
Le maire de Versailles se déplaça en personne lors de la cérémonie qui mit à l’honneur, quelques semaines après l’annonce tant espérée, la jeune fille et son inspirante beauté. Pour l’occasion, Clodie fut habillée de blanc. A la manière d’une mariée, qu’elle ne sera jamais. Le blanc lui sied si bien. Contrastant avec le hale de son joli minois, le caractère embruni et embrumé de son regard, la robe immaculée lui donne des allures d’ange. A moins que ce ne soit de colombe. Un air de légèreté et d’insouciance flotte en cette journée ensoleillée de janvier. Les rires s’émoussent. Les bulles de champagne délient les langues. On s’embrasse, on esquisse quelques pas de danse comme au bon vieux temps des bals républicains. On parle haut et fort. Hâbleur et fier de sa fille enrubannée de gaieté, Marcel étonne par sa faconde, lui qui, d’ordinaire, fait montre de tant de réserve, pour ne pas dire de tristesse. Pour un peu, on ne le reconnaitrait pas ! Maria, aidée de son tempérament fiévreux et impatient, rudoie de temps à autre le serveur chargé de remplir les coupes de crémant. Elle désire que la fête soit une réussite, que l’on boive jusqu’à plus soif et que l’on soit heureux. A l’instar des parents venus pour la journée de Saint-Caradec ou d’Inguiniel en Bretagne, des voisins et amis, le comité des miss paraît à son aise. L’édile municipal également, qui profite de l’événement pour vanter à qui veut bien l’écouter l’histoire de sa ville, son élégance, ses indéniables qualités, les bienfaits de son action politique.
Clodie rayonne, ivre de joie et d’espoirs. Grisée par son titre de beauté, elle voudrait découvrir le monde, voyager par-delà les tropiques, les tropismes familiaux et sociaux. Intelligente, dotée d’un certain bon sens paysan, celui de sa mère, elle n’est pas inconsciente des réalités de l’existence qui pourraient l’enchaîner aux atavismes de sa lignée, volontiers portés au désespoir. Combien furent-ils, arrimés à son arbre généalogique, à se pendre et suspendre à l’une de ses branches pour fuir un quotidien trop lourd à porter, pour ne plus subir les souffrances répétées, de l’âme comme du corps, les coups du sort qui, foi de Breton, s’apparentent à un irrémédiable sortilège ?
Emportée par son allant naturel mais encore par sa gaieté qui aurait déridé le plus renfrogné d’entre ses amis, Clodie rêva d’une autre vie, à cent lieues de la cité des rois et du pays des menhirs dont, le repas mis en bouche, cependant que sa famille prenait place dans le petit salon de l’appartement, elle écoutait les récits et légendes d’un autre temps. Avec la solennité requise, Marcel revêtait alors son habit de conteur druidique, qui aurait pu paraître burlesque si l’on ne percevait pas la détresse de l’homme harassé par la vie, se laissant émouvoir par la douce mélopée du vieux sage imaginaire et la mélodie, non moins monocorde, du biniou charmeur. Assurément, les légendes sont à la Bretagne ce que l’autodérision et les frites demeurent à la nation belge – Jean-Charles, mon lointain cousin des Flandres et ami de scène, me pardonnera l’analogie ! Un héritage, une identité, une légitimité. Elles lui appartiennent, comme à nulle autre.
Les rêves ont-ils vocation à être accomplis, concrétisés ? Leur irréalité, jugée comme telle, leur évanescence serait-elle le sommet de la plus haute et inaccessible des montagnes ? L’arrière-fond d’un océan qui se déroberait à notre regard et à notre perspicacité à mesure que nous croyons l’approcher à la force de nos brassées désespérées ?
Mirage d’une utopie qui ne se laisserait pas apprivoiser, l’aspiration est souvent une chimère. Dans l’existence de Clodie, elle le fut, pensée cauchemardesque qui la tenait éveillée dans le creux de son lit. Matelassé d’inassouvissements et de dépits toujours plus intolérables, celui-ci ne lui fut d’aucun repos. Plusieurs fois dans la nuit, elle se levait, faisait les cent pas d’une pièce à l’autre pour chasser les idées noires et conjurer les grands esprits de l’aider à trouver le sommeil. Vœu pieux. Exténuée par l’endurance fertile et vagabonde de ses pensées, elle se décidait enfin à se blottir dans le bas du débarras qui jouxtait sa chambre. Là, rassérénée par la promiscuité des lieux, recroquevillée à la manière d’un fœtus, elle s’endormait pour de bon. Là aussi, elle fut retrouvée morte un jour de juin par les pompiers que les voisins alertèrent. Depuis un moment déjà, il est vrai, on s’étonnait de ne plus voir la vieille dame encaustiquée du premier étage traverser la cour de son pas claudicant. On s’étonnait encore que, à la tombée de la nuit, le livreur de pizzas fumantes ne vînt plus pour rassasier sa faim, une faim vorace. On s’affola lorsqu’à la faveur des fortes chaleurs de l’été des effluves putrides envahirent la cage d’escalier. En toute discrétion, et depuis six mois, Clodie avait quitté sa vie de chagrins.
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* *
Jour froid et ensoleillé de février. Deux ans s’étaient écoulés depuis la mort de Clodie. Le notaire de Versailles, saisi par une cousine éloignée qui, le lendemain de la macabre découverte, avait été contactée par la police, avait reçu sa cliente, ouvert le dossier de succession, confié la recherche des héritiers à notre cabinet. 57 furent trouvés, localisés, contactés. Le chiffre donne le vertige. Il est bien connu que la natalité bretonne demeurait aussi forte que le sentiment religieux. Dans le sein des fermes basses couvertes de chaux et de chaume, on aimait le Seigneur, la légende du roi Arthur et de la fée Morgane, le travail pastoral, les galettes au sarrasin, complètes de préférence, autant que les enfants qui, de leurs babillages, rires et spontanéité, agrémentaient des existences âpres, jalonnées de privations, empreintes de sacrifices. La Bretagne, aujourd’hui, ne ressemble plus à celle des premières décennies du siècle passé. Illustrant ce propos, la lecture du Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, ou de Chanson bretonne, de Jean-Marie Gustave Le Clézio, offre ce contraste saisissant entre un pays pouvant paraître, à juste raison, arriéré, enferré dans ses traditions de granit, ses archaïsmes, et une région qui, à l’orée du second millénaire, a pris le train en marche de la modernité, s’enrichit, associe son indépendance et sa singularité d’hier à un élan vertueux, solidaire, à une créativité pluridisciplinaire des plus innovantes. Mythique, christique, la Bretagne deviendra, je le crois fortement, une terre d’avenir, d’audaces et de mille possibles, une locomotive pour la France à laquelle elle ne fut rattachée que tardivement.
Deux ans s’écoulèrent donc depuis la mort de Clodie. Devant une porte imposante de bois clair décorée de pièces de laiton doré solidement cloutées et de bronzes ternis par le temps, nous attendions, mon associé Geoffroy et moi, que le notaire, son assistant et le commissaire-priseur voulussent bien arriver. Deux ans ne furent pas de trop pour parvenir enfin à la tenue de l’inventaire successoral des biens mobiliers de Clodie. La quête de ses ayants droit n’avait pas été une mince affaire, qui prenait le chemin d’une gageure. La natalité étant prolixe dans le centre de la Bretagne, et l’endogamie particulièrement forte, Geoffroy et moi dûmes progresser à tâtons, user de précaution, de prudence, pour dénouer l’écheveau, dérouler la pelote bien grosse et compacte, identifier avec précision les homonymes, fréquents en Bretagne, les distinguer, rebondir d’une branche à l’autre lorsque nous découvrîmes, avec un étonnement qui rejoignit le désespoir, que trois grands-tantes de la famille paternelle de Clodie avaient eu la drôle d’idée d’épouser trois grands-oncles de sa famille maternelle, de telle sorte que leurs descendants, les héritiers retrouvés, pouvaient l’être dans les deux lignes – ce qui ne leur déplut pas puisque leur part était ainsi accrue. Tout ce petit monde cousinait encore en Bretagne, se fréquentait dans le vallon des monts d’Arrée à l’occasion des fêtes et célébrations religieuses, mariages ou enterrements ; quand, à Paris, on évitait soigneusement de se croiser. Comme si l’appartenance régionale, un semblant de fierté régionaliste, donnait du sens plus que le fait d’avoir un grand-père commun. Du reste, j’ai observé qu’au sein des familles modestes le lien du sang demeurait moins marquant, significatif, que dans les familles bourgeoises ou aristocratiques. Dans ces dernières, la filiation, induisant l’idée semblable de fierté d’appartenance, sociale cette fois-ci, est enseignée au berceau, imprègne les conversations et relations. La généalogie est à ce point valorisée qu’elle devient un sujet d’érudition, de science, de sociabilité, presque autant que la partie de bridge qui, à l’heure du thé, réveille les intérieurs satinés et les esprits de velours.
Du velours et du satin, nous en vîmes chez Clodie, bien que la famille ne fût pas parvenue aux portes de la bourgeoisie. La famille n’était certes pas dénuée de moyens. L’on disait même qu’elle s’était enrichie. Pour preuve, l’acquisition, dans les années 1930, de l’appartement de trois pièces que nous allions bientôt visiter. A sa mort, Clodie détenait bien quelque argent sur son compte courant, mais aussi un petit livret d’épargne. Rien qui pourtant, fondamentalement, respirait la richesse, l’aisance, le grand confort auquel Clodie aspirait peut-être au moment d’être ceinturée de l’écharpe de beauté par le maire de Versailles. Il est exact de dire que la fortune familiale eût été avérée si, à l’instar de leur épouse, fille ou sœur, les hommes de la maisonnée avaient retroussé leur manches, rangé leurs tourments, nourri une ambition professionnelle. S’ils ne s’étaient pas reposés sur les larges épaules de Maria, femme-forte, femme-courage, quand, à intervalle régulier, un voile de profonde tristesse obscurcissait leurs pensées.
Mais en avaient-ils la capacité ?
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* *
1961.
On entendit un cri d’effroi. De désespoir. Un cri glaçant.
Puis plus rien.
Des sanglots, enfin, entremêlés de paroles confuses, violentes.
Les voisins de la cour se précipitèrent. La vieille dame du palier également, qui ne sortait jamais de chez elle et prit peur. Clodie était là, rampant de douleur sur le parquet vernissé. Interrogée, elle ne put rien dire qui fût compris. De son index, elle désigna fébrilement la pièce d’à-côté, son plafond.
On alla voir. On vit l’insoutenable.
Effroyable, la scène l’est tant qu’un témoin de l’époque, qui me la narra sur le pas de sa porte, ne pouvait cacher son émotion quelque cinquante ans plus tard, celle aussi de me divulguer avec autant de précisions les détails de ce que, la première, Clodie découvrit.
Scène effroyable, insoutenable, que celle d’un homme pendu au crochet d’un plafonnier. Et cet homme était Marcel, le père. Plus aucun espoir n’était permis le concernant. Les yeux révulsés et le teint de cire parlaient pour eux. L’homme était mort depuis plusieurs heures.
La vieille dame du palier, qui n’avait pas eu le bonheur d’être mère, se découvrit des trésors de tendresse et d’affection, enveloppa la « gamine », qu’elle nommait ainsi lorsqu’elle ouvrait sa porte pour causer avec elle, de ses bras forts et réconfortants qui sentaient bon la camomille. Avec une infinie douceur, elle susurra quelques mots dans le creux de l’oreille de Clodie qui s’apaisa. Les membres de la jeune fille se délièrent progressivement, quoique péniblement. La vieille dame l’emmaillota, la porta jusqu’au petit canapé de son salon, caressa ses joues humides et ses mains glacées comme elle l’eût fait pour contenter ou rassurer un matou. Les secours puis Maria furent prévenus.
Clodie n’avait pas 25 ans lorsqu’elle vit l’impossible. Ce traumatisme ne fut pas le dernier.
*
* *
Au revers de la porte imposante de bois clair qui soustrait aux rumeurs de la ville les différents bâtiments de l’immeuble dans lequel demeurait Clodie, un immeuble édifié entre les XVIIème et XIXème siècle, de facture bourgeoise sans être bourgeonnante, une charmante cour pavée se présentait aux visiteurs que nous fûmes en ce jour froid et ensoleillé de février. Elle était ceinturée dans sa partie ouest par un mur haut de plusieurs mètres, enguirlandé de différentes essences végétales, dans sa partie est par une partie d’habitation dont les fenêtres regardaient vers le ruban de fleurs, les racines, le grand-ouest, la Bretagne, cette même partie où la famille de Clodie vécut tout le long d’un siècle ; enfin, dans son versant nord, par une bâtisse remaniée où les automobiles rutilantes avaient succédé aux canassons, la modernité à l’antiquité, l’insolent boboïsme à l’indolent conservatisme.
Dans le fond de la cour, une autre porte, plus modeste, permettait d’accéder à un escalier dont les marches, fatiguées par le poids des ans qui se voulaient siècles, avaient supporté nombre d’espoirs, d’amertumes, de joies et mélancolies, passagères ou plus durables. Au premier étage, un petit palier, long et étroit, menait à deux appartements. A gauche, celui de Clodie et de sa famille ; à droite, celui de la vieille dame prévenante que l’on appréciait pour sa générosité, sa gaieté, et qui se disait la fille non reconnue d’un bel aristocrate titré de gloire lors de combats aériens. Cet homme distingué avait courtisé sa mère, une très jeune versaillaise dénuée de fortune mais fort jolie, avant de s’envoler, au moyen de son appareil, vers d’autres seins, desseins plus conformes à son rang, comme il le croyait ; de convoler, enfin, avec un parti qui survolait celui de la jeune fille pauvre et ravissante. Dieu sait combien l’homme peut être volage, un voleur de sentiments et d’attentes qui ne généreront rien d’autre que des désillusions.
A la différence de l’attente qui nous fit patienter, Geoffroy et moi, au commencement de la journée, et me fit rouspéter – je demeure malencontreusement impatient –, la porte de Clodie ne fut pas longue à s’ouvrir. Les notaires avaient emporté les bonnes clés. Mieux, ne les avaient pas oubliées. Ce qui me rassura. Lorsque l’ouverture de la porte offrit la vue d’un petit couloir sombre, il se dégagea une odeur épouvantable, pestilentielle, qui tenait tant du chat décomposé, du riz au curry bien cuit et très collant, que de l’urine et de l’œuf périmé depuis l’an pénultième. Tout ceci aromatisé à l’huile de foie de morue. Pour dire les choses sans tourner autour du pot pourri, une odeur de mort. Une odeur si forte et insupportable – elle l’est – que nous en eûmes le souffle coupé. Je crois dire que le notaire référent et le commissaire-priseur, qui avaient déjà de la barbe ou de la bouteille, n’avaient jamais rien senti de tel. Leur réflexe fut de se reculer, de compresser leurs narines et, de manière surprenante, de se voiler les yeux. Geoffroy, l’être le plus volontaire que je connaisse, le plus courageux aussi, qui se laisse peu émouvoir en dépit de sa sensibilité et de sa profonde empathie, prit les choses en main. En éclaireur, avec l’aura du scout-routier qu’il aurait dû être ou du général haranguant ses troupes, il s’avança, entra le premier dans les lieux souillés par la décomposition, se fraya un chemin sans rien connaître de la configuration de l’appartement, ouvrit les fenêtres, leurs persiennes, aéra les pièces, nous fit entrer en nous rassurant. « Tout va bien », nous répéta-t-il. En dépit de l’acidité du fumet que nous avait concocté Clodie, tout allait plutôt bien en effet.
Peut-être convient-il de révéler au lecteur de ce récit que notre bravoure ne vaut pas celle des pompiers qui, jour après jour, recueillent les carcasses désagrégées et parfumées de ceux de nos contemporains qui disparaissent dans la solitude la plus complète. Un mois, deux mois, un an ou trois après leur décès. Triste et valeureux travail de ces hommes de courage et de l’ombre, que personne n’évoque, soit par ignorance, soit, ainsi que je le pense, par culpabilité. Ne sommes-nous pas coupables de l’individualisme qui, petit à petit, sournoisement, insidieusement, gagne nos esprits et comportements ? Ne sommes-nous pas coupables de l’indifférence, teintée d’égoïsme, avec laquelle nous cheminons dans cette existence ? N’ignorons-nous pas nos voisins et proches, n’oublions-nous pas les amis qui nous ont traités avec égard, une infinie bienveillance, et que nous avons mis de côté au prétexte qu’ils pouvaient paraître insignifiants ou insistants, pour la seule raison qu’ils portaient l’habit, inconvenant selon nous, de la simplicité ou de la trop grande sophistication ?
Assurément, nous pouvons nous considérer coupables de nos jugements hâtifs, de notre rudesse qui confine au nombrilisme et à l’ingratitude. Nos omissions nous perdront. Une attention, aussi minime soit-elle, ne devrait jamais nous coûter.
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* *
Cette fois-ci, il n’y eut pas de cris. Aucun. Pas le souffle d’un son n’exprima, de sa gorge nouée, le sentiment d’effarement et de désolation au regard de ce que Clodie n’aurait pas cru possible. Possible ni permis. Les fêtes de Noël avaient eu lieu, qui laissent un goût d’amertume, de solitude, de malaise pour celles et ceux qui, inadaptés ou lucides, perçoivent l’incongruité de l’événement, de la situation. La vie n’étant pas toujours une fête, pourquoi le serait-elle davantage un soir de décembre, au chevet d’une dinde trop sèche, d’une bûche meringuée pâteuse que l’on n’aurait guère l’envie d’acheter un autre jour de l’année, d’êtres exagérément endimanchés et forcément souriants ? Forcément ou « farcément » ?
A Versailles, chez Clodie, Noël s’était déroulé en petit comité. Comme à l’accoutumée. L’appartement n’avait pas été décoré pour l’occasion. On ne décore pas lorsque l’on ne reçoit pas. De fait, personne ne fut convié en ce jour de presque-félicité. Comme à l’accoutumée. Maria et ses enfants, Bernard et Clodie, s’en tinrent à un dîner de convenance, à peine plus élaboré que la veille ou l’avant-veille, à quelques mots de plus, de politesse seulement. Personne ne devait converser plus que de raison. Maria y veillait. Le nez dans son clafoutis de cerises, Bernard éructait en silence. N’eût été la présence de sa mère, qui savait se faire respecter, il aurait tout envoyé valser. La danse des ressentiments et reproches n’en aurait été que plus virevoltante. Tout le monde en aurait pris pour son grade. Maladivement réservé, toujours triste et maussade, ronchonnant lorsque le ciel se colorait de granit, l’homme ressemblait à son père, ou peut-être plus à son arrière grand-père, Charles, le paysan bas-breton devenu jardinier versaillais qui ne souriait jamais, voyait tout en gris, se méfiait de son ombre autant que des bonheurs fugaces. Son exil versaillais, dans les dernières années du siècle de la révolution industrielle, le regret de quitter les roches arréennes pouvaient expliquer bien des choses de ce tempérament taciturne. A contrario, Clodie, qui n’était que joie et optimisme, s’inquiétait des noirceurs de son petit-frère qu’elle aimait tendrement et souhaitait voir heureux. A Bernard, on ne lui connut aucune amourette, aucune passade, aucun élan du cœur. N’était-il pas, à l’excès, perdu dans les méandres de ses désenchantements pour ne pas constater que la vie présente parfois un visage riant, des soleils de poésie, des matins enchanteurs et quelques gracieusetés ? Pour ne pas offrir le bleu de son regard, la délicatesse de ses traits et de sa sensibilité à qui que ce fût ? Pour ne pas trouver un tant soit peu d’attrait aux jours qui passent et jamais ne se ressemblent ?
Bernard n’avait pas supporté cette énième soirée de Noël, aussi désespérante que la mort qu’il allait bientôt se donner. Quelle différence pouvait-il exister entre une existence entièrement soumise aux directives de son esprit torturé, aux sempiternels oukases de sa mère, qu’elle torturait de la même façon par exaspération et autoritarisme ; et la mort, réconfort de bien des déchéances, qui allait le délivrer des contraintes permanentes, dont il n’était jamais parvenu à se défaire, des heurts et malheurs qui, chaque jour un peu plus intensément, fragilisaient l’édifice, altéraient les dernières vaillances de son cerveau, les dernières cellules de résistance et de courage ? La vie mérite-t-elle d’être à ce point subie et détestée ? Comment ne pas lui préférer le trépas ?
Les derniers jours qui précédèrent le clap de fin, Bernard, plus désespéré que jamais, s’était enfermé dans ses pensées et le petit atelier de son père, implanté du temps déjà de l’arrière grand-père Charles dans le long corridor conduisant à l’ensemble des pièces de l’appartement. Un atelier de menuiserie parsemé d’une multitude de morceaux de bois, de chutes disséminées comme autant de désirs éparpillés et inassouvis, d’outils divers de percussion, de martèlement au cœur et à l’entendement. Dans ce sanctuaire, Bernard cherchait-il à communier avec ce père trop tôt disparu et tout aussi désillusionné, que le travail manuel n’aidait plus à maintenir à flot ? Dans quel but tenter de réunir les différentes pièces du puzzle de bois quand plus rien ne vous unit ni relie à la vie, à vos semblables, aux lieux qui vous environnent, aux espoirs qui, ordinairement, bercent et transportent ? La réussite d’une vie procède sans doute de l’union du corps et de l’esprit, de la douce harmonie sociale, sentimentale, morale et philosophique, du lien fait avec et en toute chose. Union, communion, réunion seraient bien, ce me semble, les attributs d’une existence sereine et satisfaisante.
Bernard éprouvait un sentiment si profond de désunion qu’un soir, dans le silence de la nuit qu’il redoutait, il vacilla. N’en pouvant plus, et avec la discrétion qui le caractérisait, il chercha dans le débarras une corde, la plus solide qui fût, avança l’une des six chaises du séjour sous le crochet du plafonnier. Le même qui, vingt ans plus tôt, avait hâté la mort de Marcel. Telle une répétition mortifère de l’histoire, les deux hommes supprimèrent, par le drame d’une pendaison qu’ils imposèrent aux femmes de leur maison, non sans violence, le rameau généalogique qu’ils jugeaient incapables de se régénérer, de croître, d’engendrer le bourgeonnement qui, à son tour, verrait l’éclosion de mille boutons de postérité. Par leur faute, ils n’étaient parvenus à rien. A moins que ce ne fût par celle de leur épouse et mère, de leur fille et sœur, qu’ils tenaient pour responsables de leur incapacité.
Le lendemain, en se réveillant, Clodie découvrit le corps inanimé de son frère, en suspension. Une douleur intense l’étreignit. Qu’elle ne sut ou ne voulut verbaliser. Peut-être eût-elle crié, pleuré, imploré, si elle n’avait pas conscience que l’âge certain de sa mère, endormie juste à côté, la rendait désormais vulnérable. Peut-être eût-elle crié si elle n’avait pas déjà assisté à la même scène et mise en scène. Peut-être eût-elle pleuré si la vieille dame du palier, qu’elle avait tant aimé, était encore de ce monde pour la consoler. Peut-être, enfin, eût-elle imploré si elle ne s’était pas détournée, au gré des années, de l’appui du Seigneur en qui elle avait cessé de croire. Clodie encaissa. Demain, selon toute probabilité, elle surmonterait le chagrin en s’offrant le plaisir d’un achat, un sac-à-main et un bijou qui flatterait son plaisant port de tête ; en se permettant également la jouissance d’une rencontre furtive dans un lieu resté secret qu’il conviendrait de rejoindre en prenant place, comme au bon vieux temps de sa première jeunesse, dans le métropolitain parisien.
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La progression dans l’appartement de Clodie ne fut pas chose aisée. Les pièces, naguère si bien rangées et nettoyées, avaient fait place à un capharnaüm indescriptible. Sur la fin de sa vie, comme si les forces de l’enfer prenaient possession de son discernement, Clodie se laissa dominer, dévorer par la peur et la culpabilité. Monstres d’efficacité qui la faisaient délirer, l’isolaient toujours plus. Toujours plus, on l’entendait marmonner au moment de traverser la cour pavée et arborée, rire et s’esclaffer sans raison particulière. On s’en inquiéta. Un peu. Sans lui venir en aide. Rappelons-nous que l’on ne s’enquit pas davantage de ses nouvelles lorsque la tonalité sourde de son pas de plomb ne se fit plus entendre. A quelques mètres de là, son corps gisait depuis un moment. Et son petit chien, affamé, qui sans doute aboyait à la mort, ne fut jamais secouru.
Envahie par des sentiments contraires, la culpabilité de ne pas avoir secondé son frère ni témoigné assez d’affection à l’endroit de son père, dont les airs absents n’étaient pas faits pour engager la discussion, la peur également de subir le sortilège familial puis de recourir au stratagème final, une stratégie de fuite, elle se refermait sur elle-même, sortait de moins en moins, conservait ce qui pouvait toujours servir, ne sortait plus ses poubelles. La peur, le spectre de ses phobies accentuaient le vide intérieur qui rongeait son cœur et ses tripes, qu’elle rassasiait en mangeant sans avoir faim, le vide extérieur qu’elle comblait en se délectant de la compagnie de ses déchets. Les détritus, qui jonchaient désormais le sol de l’atelier de menuiserie et de la courette contigüe à la cuisine, illustraient la face noire, maléfique, subversive d’elle-même. Qu’elle désirait assumer, ne plus rejeter, avec laquelle elle consentait à faire corps pour mieux affronter les vents forts qui tempêtaient dans la dernière ligne droite de son existence. Pourquoi fuir ? Incessamment, le passé nous rattrape. Constamment, il nous rappelle à son bon ou mauvais souvenir. Maladroitement, nous l’accueillons ou l’éloignons sans trop savoir comment nous habituer à son encombrante présence. Clodie se résolut à ne plus rien écarter. Jusqu’à ce que mort survienne, elle assumera ses erreurs et errements. Toutefois, parviendra-t-elle à comprendre que la culpabilité qui la tenaillait n’était guère de son fait mais celui de son père et de son frère qui la lui inoculèrent en se suicidant sous ses yeux, dans le décor familier du salon qui sentait bon l’autrefois, dans un élan vengeur ? Père et fils auraient pu décider de rejoindre meilleurs cieux ailleurs que dans le huis-clos familial, autrement qu’en se laissant choir du plafonnier, ficelés au cou, sans imposer à mère et fille les douleurs d’une si funeste exhibition. C’est pourtant ce qu’ils firent. Victime d’une violence indirecte, indirecte mais profonde, indirecte et injuste, Clodie porta en son cœur non seulement la malédiction de sa lignée, qu’on lui fit payer, mais aussi l’affliction du coup qu’on lui porta. Double sanction. Double châtiment.
En pénétrant dans l’appartement, je ne pris pas immédiatement conscience des malheurs qu’il abritait ni des souffrances que sa propriétaire endura tout au long de sa longue vie. Chaque porte menait à une douleur. Chaque douleur formait l’enfer. Et toutes les portes enfermaient Clodie dans un supplice de moins en moins supportable. A mesure que la solitude l’éprouvait et que le désespoir grandissait, sa faim devenait insatiable. Ogresse, elle la contraignait à avaler, midi et soir, des pizzas richement tapissées qu’elle commandait par téléphone et qui lui étaient servies, à horaire régulier, sur un plateau de carton coloré de pourpre et de vert. Les emballages, qu’elle ne s’embarrassait plus de débarrasser, s’empilaient dans la courette accessible depuis une porte de la cuisine que les innombrables boîtes ne permettaient plus de franchir. Cent, mille, trois mille ? L’édifice prenait l’aspect d’un véritable et fragile château de cartons, dont l’équilibre eût été menacé si l’une des boîtes, tachées de rouge-tomate ou de blanc-camembert, avait été retirée. Heureusement, l’architecte Clodie avait consolidé la montagne vertigineuse. Celle-ci fut son œuvre. Elle avait réussi ce qu’elle ne pensait pas possible pour elle seule. Affermir son esprit, solidifier les fondations de son quotidien, élever sa progression personnelle jusqu’au sommet des acquis.
L’équipée du jour, constituée des généalogistes, des notaires, du commissaire-priseur dont la proéminente moustache me charma – je lui en fis le compliment –, visita chacune des pièces gratifiées d’une superficie confortable, de larges fenêtres qui laissaient voir le soleil dans le courant de l’après-midi autant que la végétation du mur d’enceinte de la cour, agrémentées de quelques moulures et rosaces de stuc, d’un parquet vernissé en pointe de Hongrie qui fit l’admiration de Geoffroy comme du jeune notaire assistant, on ne peut plus enthousiaste d’être présent à l’inventaire successoral. Le mobilier fut prisé, pour peu. L’encombrement ne permettait pas de tout voir ; le commissaire-priseur, d’ailleurs, ne donnait pas le sentiment de vouloir tout voir. Son air apprêté, passablement détaché, tranchait avec la simplicité des lieux. Il fut rassuré lorsque Geoffroy lui proposa d’ouvrir les portes et tiroirs empoussiérés du grand vaisselier, de l’armoire bretonne et du buffet néo-renaissance qui tenaient salon, sagement, au-dessous du crochet du plafonnier. Peu appliqué, il ne repéra pas la sublime applique art-déco de l’entrée, signée d’un grand nom, et d’un modèle fort rare, qui électrisa le passionné des objets manufacturés et créations artistiques des années folles que j’étais et que je demeure encore.
Le couloir menait à la cuisine, qui conduisait à la courette, laquelle donnait aussi sur le séjour qui ouvrait enfin sur le corridor métamorphosé, depuis ces mêmes années enfiévrées du Front populaire, ou peut-être d’avant, en atelier de menuiserie. Aussi long que l’appartement, il desservait ses trois pièces principales, mais encore deux petites pièces qui n’en étaient pas vraiment. L’une ressemblait à un réduit, semblant de placard. Refuge de Clodie, elle y trouvait le sommeil et y rencontra la mort. Là, piquant nos yeux et narines, mais aussi notre accoutumance déjà fortement éprouvée, quelques survivances de notre protagoniste étaient encore visibles. Des restes humains en décomposition qu’il ne fallait pas voir. Dieu non ! Surtout pas ! L’onirisme de la visite et du voyage tardant à se manifester, nous redoublâmes de courage. Voisine de celle du placard, une autre porte accédait à une seconde petite pièce dont nous ignorions l’usage. Cette autre porte était fermée à double ou triple tour. Mais la clé avait pris la poudre d’escampette. Volatilisée, elle généra et alimenta notre incrédulité, notre interrogation. Par le trou de la serrure, nous ne voyions rien qui pût nous renseigner sur la destination du lieu empreint de mystère, ultime résistance à notre quête archéologique.
Intrigué, le jeune notaire assistant, tout de blond chevelu, dont l’élégance et la bonne mine n’évoquaient en rien le caractère bravache et déterminé qui le caractérisait en réalité, ne s’avoua pas vaincu, nous glissa qu’il ferait de l’ouverture de la porte son affaire personnelle. Il attendit le départ de son supérieur et du commissaire-priseur pour se mettre à l’œuvre et nous aider à atteindre l’antre de nos questionnements. Je dois préciser ici que, lors d’un inventaire successoral, il nous est accordé la faculté de récolter, où qu’ils soient, dans un grenier, un tiroir ou faux-plafond, l’ensemble des documents administratifs et papiers de famille qui nous permettront de procéder au règlement de la succession, de découvrir, à l’occasion d’une de ces recherches approfondies, que le défunt avait édicté des dispositions testamentaires au profit d’une association, d’un ami attentionné, d’une parente éloignée pleine de sollicitude à son égard ; ou reconnu un enfant en Bolivie du temps où, jeune et idéaliste, il était animé de convictions humanistes, pour ne pas dire socialistes, vivant en Amérique latine dans le sein des émulations révolutionnaires. Reconnaissance qui, bien entendu, changerait le cours des événements, révolutionnerait celui du règlement successoral.
Nous eûmes beau chercher la clé dans l’appartement, nous nous rendîmes à l’évidence qu’elle avait disparu. Plus motivé que jamais, le notaire mit la main sur un pied-de-biche dans l’atelier de Marcel. Il usa de sa force, que je ne soupçonnais pas, qui suffit, en quelques minutes à peine, à venir à bout de la porte et de sa supposée résistance. Nos trois paires d’yeux-de-lynx, scintillants et avides, se posèrent sur un cagibi assez profond, éclairé d’un œil-de-bœuf. Presque vide, il logeait une armoire massive, rustique, aux courbes rocaille.
La présence de ce meuble dans un cagibi, qui pouvait en soi servir de rangements, nous sembla bien incongrue.
– A quoi bon ? demanda le jeune notaire.
– Bon pour dissimuler un macchabée, celui de Charles, l’arrière grand-père ! répondis-je, par goût pour l’humour noir et les histoires sordides, tout en riant seul de ma boutade.
– Sans oublier le trésor des Cathares… surenchérit Geoffroy, l’amoureux des belles choses.
Elle aussi, l’armoire, se rebiffa, refusant obstinément de nous livrer son cadavre momifié et ses pierreries précieuses d’un temps exotique. Sa clé s’était échappée de la maison, pour vivre d’autres aventures de serrures, en Bolivie peut-être, et satisfaire, par un petit coup de doigté qui la ferait tourner, l’accès à un meuble de bois noirci ou laqué. Sans doute Clodie fut-elle à l’instigation de cette échappée car, ainsi que nous le remarquâmes, les portes du cagibi et de l’armoire avaient été démises, toutes les deux, de leur petite pièce métallique et ajourée dont la quête, dans le désordre de l’appartement, se révéla infructueuse.
Pour quelle raison Clodie se défit-elle des clés ? Le corps de l’armoire conservait-il quelque secret qu’il convenait de dissimuler ? Armé de son nouvel ami, le pied-de-biche, de son entrain comme de son sémillant sourire, le notaire, qui paraissait si jeune alors qu’il était plus âgé que nous qui n’étions pas si vieux, se remit à la tâche. Patiemment, délicatement, il tenta différentes manœuvres. Qui se montrèrent vaines. Lassé par la faillite de ses efforts, dépité par l’échec de ses avances qui ne permirent pas de séduire la porte de ses désirs ardents, il employa la force et donna de grands coups dans son battant gauche au moyen de son outil, biche et fétiche à la fois.
Enfin, l’armoire céda à ses instances et insistances.
– Oh !
La surprise fut telle que, de concert, nous exprimâmes l’interjection. Yeux-de-lynx devenaient yeux-de-biche à la vue de ce qui se présentait à nous. L’armoire révéla son secret. Sans rien dévoiler de ses mystères.
Une double centaine de sacs à main, peut-être davantage, se déversèrent sur le plancher du cagibi. De toutes tailles et matières, de toutes époques, de tous styles et horizons. Des sacs à main et à foison qui nous laissèrent médusés. Interloqués. Pourquoi Clodie les avait-elle remisés dans l’armoire du cagibi, qu’elle avait fermée à double tour avant de condamner aussi soigneusement le débarras et de faire disparaître les clés ? Qu’avaient-ils, ces sacs, de si précieux ou de si compromettant pour avoir été ôtés de sa vue, de sa vie, comme du regard des indiscrets ? Que disaient-ils des événements de son existence encollée de souffrances imprévisibles, invisibles, indicibles ? Cachaient-ils quelque chose ?
Nous les observâmes, un peu. Les ouvrîmes, tous. Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir, dans chacun d’eux, ce qui pouvait ressembler à un kit. De voyage ou de survie, nous ne sûmes pas bien.
Une clé. Tandis que nous cherchions celle de l’énigme. Un paquet de mouchoirs. Un ticket de métro usagé. Un bijou en or, parfois diamanté, de belle facture.
Seuls indices de notre jeu de piste, ces objets constituaient, invariablement, les règles pour le moins obscures d’un divertissement labyrinthique dont ne saisissions pas le sens. Nous nous posâmes mille questions. Qui ne trouvèrent pas davantage de réponse. Une idée germa toutefois dans mon esprit, que je me décidai à soumettre à mes commensaux. Avec prudence et gêne.
Clodie menait-elle une double vie ? Une vie d’aventures, de rencontres vouées à rester inavouées, à ne pas durer, de ces instants dont on ne se vanterait pas même sous l’effet euphorisant d’un petit coup de rouge dans le nez. Une vie d’étreintes furtives, tarifées peut-être, dans la nuit glaciale d’une journée cognée par la pluie, abrutie de noirceur, dans un hôtel de gare fréquenté par des couples de touristes au demeurant peu familiers, dont l’unique familiarité se déploierait, dans le fort de leur solitude véritable et de leur détachement, au moment de réunir leurs corps assoiffés d’espiègleries, épanchés de tendres désirs. Une vie de nuitées passées avec des inconnus, contactés par téléphone ou minitel, auxquels il serait défendu de s’attacher, par principe, qu’il conviendrait de ne jamais revoir même si une affinité se faisait jour, encore par principe. Une vie d’espoirs, peut-être, de déceptions, vraisemblablement, de deuils répétés qui ne feraient qu’augmenter la frustration et l’inassouvissement. Ces instants combleraient, comme plus tard les indigestes pizzas, l’angoissante et vertigineuse sensation du vide, la culpabilité nourrie d’incompréhension, le désarroi. Ils ne résoudraient toutefois pas le mal profond, ne guériraient rien des blessures de Clodie, des souffrances accumulées, assujetties à une solitude de plus en plus grande, mortifère.
Telle fut mon interprétation de notre étrange trouvaille. Une perception subjective, que je savais potentiellement erronée, excessive ou fumeuse. Dans l’un des agendas qui jonchaient le sol du petit salon de Clodie, et daté de 1985, année durant laquelle Bernard se laissa trébucher de la chaise du salon, et Maria, sa mère, mourir de chagrin, quelques inscriptions pouvaient néanmoins enluminer mon hypothèse.
« Michel, gare du Nord, 18h. »
« Alain, Château Rouge, 17h. Bracelet vermeil. »
Souvenirs d’une félicité éphémère, entachée de honte, de culpabilité lorsque les murs de l’appartement familial et versaillais rappelleraient à Clodie, sitôt revenue de son escapade parisienne, l’exemplarité religieuse et conjugale de sa mère, les objets licencieux seraient enfermés dans le sac à main acquis, quelques jours au préalable, dans la belle boutique de la rue de la Paroisse qu’elle affectionnait, lui-même rangé dans l’armoire du cagibi, qu’elle oublierait jusqu’à la prochaine passade. Jusqu’au vagabondage du mois suivant. A nouveau, un bijou serait choisi chez le bijoutier, un sac de cuir ou de tissu brodé serait essayé, adopté puis porté, qui la transporterait, tout métro cavalant, en direction de son chevalier d’un soir de fête. Et de défaite. Subtilisée, emportée avec elle, la clé de la chambre de l’hôtel miteux symboliserait, selon moi, la séquestration qu’elle imposerait de cet instant suave et ambivalent, joyeux et funeste, dans le coffre-fort de ses pensées confrontées aux remords d’un acte perçu comme déshonorant une fois honoré.
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« Vous savez, le petit chien affamé, douloureusement affamé, s’est abstenu de manger les restes de sa maîtresse… »
Un blanc s’installa. La révélation avait de quoi me couper l’appétit. Elle me laissa pantois, un peu sonné. Le commissaire de police, qui fit la macabre découverte, celle des corps de Clodie et de son petit compagnon de poils, et auprès de qui je récupérais les papiers d’identité prélevés par sa brigade, s’étonnait encore de cet état de fait.
Je compris que, dans le cas similaire d’un décès qui ne serait découvert que bien plus tard, à l’aune d’une odeur fort peu supportable, les animaux de compagnie, affamés à la mort, affamés de souffrance, ne se faisaient pas prier pour avaler les entrailles de leur maître ou maîtresse, leur corps rongé par la décomposition. Instinct de survie compréhensible. L’animalité n’est pas l’humanité. Chez ce petit yorkshire, que personne ne sut nommer, il y avait ce je-ne-sais-quoi d’humain qui l’empêcha de se délecter de la dépouille de sa maîtresse qu’il aimait et respectait. Mieux valait-il pour lui attendre que la mort survînt, que ses boyaux se tordissent de douleur, plutôt que de se régaler des viscères de sa tendre nourricière.
Un acte d’amour. Ce petit chien fut probablement le seul à aimer Clodie, de tout son être et de tout son corps. De tout son bon cœur de cabot. A l’aimer sans conditions, sans attentes particulières. Marcel, Bernard, Maria, ses compagnons et tourments de la nuit dévorèrent sa raison, celle de vivre et d’espérer. Ils la consumèrent à petit feu. Lui, le joyeux yorkshire, qui la gratifiait de ses aboiements festifs, s’en priva. Par amour.
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Saint-Malo. Un soir d’août. Le vent balaie les illusions, transporte les souvenirs. La mer est houleuse, déposant des paquets d’algues luisantes, sans ménagement, quoique le ressac déploie parfois sur le sable mouillé une écume d’infinie douceur.
L’été touche à sa fin. Une saison riche de rencontres, de moments partagés. Proches et amis ont apaisé, par leur touchante affection, le sentiment de solitude et de mélancolie qui m’étreint lorsque mes pensées fertiles, volontiers buissonnières, se penchent vers ce qui n’est ou ne sera plus. Une amie trop tôt disparue, la plus jolie des étoiles au ciel des anges. Une jeunesse qui prend peur de ne plus être, bientôt. Un être cher, parti pour la capitale des Gaules, qui demeure sourd aux appels et messages, souhaitant ainsi signifier le terme d’une amitié. Un oncle, Charles, que le paradis vient d’accueillir afin de soulager les douleurs, et dont le départ nourrit l’affliction la plus vive chez sa sœur, l’ensoleillée Marie-France.
L’été perd ses plumes de lumière. Ses couleurs sont désormais plus ternes. La mer se revêt de noirceur. Je pense à Clodie. A sa vie, à ses errances, à l’appartement de Versailles qui les ont cristallisées. Je m’inquiète. La peur de vivre et subir les mêmes accablements, la peur d’être oublié, de finir seul, la peur de ne plus être rien pour personne. Comme Clodie, j’ai déjà beaucoup souffert. Je peine encore à l’évocation des obscurités de mon existence, de mes différences.
La singularité est-elle la pierre angulaire, le nœud de la solitude de Clodie ? La différence, source d’incompréhension dans ce monde, impliquerait-elle le repli comme l’unique issue possible, comme le meilleur baume de consolation ?
La mer est forte, mais l’air reste doux. La plage s’est peu à peu dépeuplée. Ce matin, mon frère jumeau, Enguerran, et son petit grain de folie sont repartis en direction de Deauville. Ma maison était bien calme aujourd’hui. Avant de venir contempler le bleu de l’eau au Val de Rothéneuf, je suis passé devant la villa de mon oncle François et de ma tante Valentine, remplie de vie en cette saison de l’année, ouverte aux vapeurs d’embruns, à la surprise d’une visite, à la rêveuse contemplation des badauds. J’aime cette maison élégante, qui ressemble à ses habitants, à un manoir aussi. Je l’aime un peu plus encore lorsque les persiennes, désaccordéonnées, libèrent les battants des fenêtres poussés vers l’horizon, vers le souffle d’un temps qui ne s’épuise jamais.
Un épi de soleil perce entre les nuages, réchauffant mon visage. Je suis bien. Le bonheur n’est pas loin. Il est à notre portée, de nous tous.
28 août 2021
Par Rodolphe de Saint Germain.Tous droits réservés.
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