Les prénoms, lieux et dates de ce récit ont été rigoureusement modifiés par l’auteur afin que l’anonymat et l’intimité des personnes évoquées ainsi que de leurs familles soient garantis et respectés.
Elle se prénommait Nicole. Elle traversa cette existence comme on traverse le boulevard des Italiens, d’un pas décidé, sans ambages ni distraction, dans le flot vaporeux des êtres de solitude pour qui la sociabilité n’est rien de moins qu’une sorte d’incongruité.
Son prénom de naissance n’avait hélas rien d’une prémonition. Nicole ne fut pas la starlette du cinquième art que l’on croisait, l’été venu, sur la promenade des Anglais, ni la speakerine que l’on courtisait pour le bon mot ou le réjouissant sourire dont elle savait gratifier ses interlocuteurs. L’existence de Nicole, fantomatique, comme évanescente, ne généra nulle escapade, nulle échappée par-delà le périphérique parisien. Aucune chimère ne vint la troubler. Semble-t-il. En vérité, personne ne connut Nicole. Personne ne pourrait dire aujourd’hui ce que furent l’essence et les tribulations de sa vie, pas si brève il est vrai, ne pourrait évoquer ses désirs, ses aspirations, ses ambitions, si elles ont existé ; ni dévoiler ce qui, chez elle, procurait le plus délicat des frissons, la plus mélancolique des pensées.
Le courrier que j’adressai à ses cousins, ses ayants droit, en septembre 2019, eut l’effet d’une véritable surprise, pour ne pas dire d’une profonde incrédulité. Nicole ? Notre cousine germaine ? Comment est-ce possible ?! Je ne pus répondre à cette dernière question. Ni distiller la moindre information la concernant. L’existence de Nicole, contenue dans un coffre-fort de silence et de discrétion, demeure un mystère. Elle le restera. Pour le généalogiste que je suis, certaines vérités ne sont pas toujours bonnes à déterrer. Remuer l’eau sale des conflits et secrets de famille n’est pas une fin en soi. Ce me semble…
Nicole était locataire d’un petit appartement situé dans le 13e arrondissement de Paris, le quartier des Gobelins. Elle y vécut avec ses parents. La mort, qui vient tôt ou tard, les sépara. Désormais seule, irrémédiablement seule, Nicole se retira, loin de la frénésie de ce monde qu’elle redoutait peut-être. En 2017, elle rendit son dernier souffle, en son domicile, parmi les petits bibelots qu’elle affectionnait, les souvenirs de parents aimés et d’une grand-mère vénérée, réconfortants bâtons de vieillesse à mesure que cette dernière affirmait son implacable suprématie. Le propriétaire de l’appartement, qui souhaitait relouer son bien au plus vite, s’empressa de le vider sans autre forme de procès et sans attendre l’ouverture de la succession. Ainsi disparurent les vestiges d’une vie, les clés du coffre-fort qui m’auraient permis de vous narrer l’histoire de Nicole. Ils m’auraient été tout aussi utiles pour initier un semblant de dialogue avec notre protagoniste lors du voyage qui nous emporta, tous les deux, en direction de Saint-Malo.
– Allo, Monsieur de Saint Germain ?
– Moi-même, Maître.
– Je vous contacte afin de vous dire que la société de pompes funèbres qui a honoré les dernières volontés de notre défunte vous attend pour vous remettre son urne funéraire.
– …
– En qualité de mandataire des ayants droit de Nicole, vous déciderez du lieu de dispersion de ses cendres.
– Fichtre ! Vous me confiez là une tâche pour le moins singulière !
Ces quelques mots introduisirent l’excursion que nous entreprîmes, Nicole et moi, le dernier et l’unique voyage qu’accomplit notre Parisienne. Je décidai de la conduire sur la terre de ses aïeux, la Bretagne, sur une terre qui m’est chère, celle de Saint-Malo, monde de légendes et d’aventures inlassablement fouetté par la mer et le vent du large, lesquels viendraient libérer, comme je l’espérais, l’âme de ma passagère d’un instant, la distraire dans l’au-delà, cet ailleurs qu’elle s’était imaginé et auquel elle songeait peut-être dans la noirceur de ses nuits d’angoisse. Au volant de mon auto, assis tout à côté de Nicole, je m’interrogeais sur les joies qu’elle éprouva et les souffrances qu’elle endura durant son existence, petites ou grandes, grandes et petites, sur le sens de ce voyage initiatique en compagnie d’une personne que je ne connaissais pas mais pour qui je ressentais une indéniable affection, une affection posthume. Il en est ainsi lorsque les défunts, dont l’histoire et le patrimoine me sont confiés, se révèlent avec patience, avec délicatesse, à la lecture des correspondances trouvées dans le tiroir d’une table de chevet, à la vue des photos qui tapissent les pages jaunies d’un vieil album recouvert de cuir, à l’audition des témoignages d’un voisin ou d’une bonne amie. Nicole, quant à elle, est partie sans rien dire. De ce qu’elle était. De ce qu’elle avait vécu. Le mystère n’a pas dénoué le lien qui s’est tissé entre nous au fil des ans. Il n’est pas si mauvais de ne rien savoir. Nicole sera-t-elle heureuse dans l’ailleurs que je pensais réconfortant pour elle, au son des goélands gouailleurs et du ressac des vagues fougueuses ? Je le souhaite. Nicole, je vous souhaite de poursuivre en paix le chemin que nous emprunterons bientôt, dans votre sillage.
Par Rodolphe de Saint Germain.
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